J’aime la voile comme moyen de locomotion, J’aime le bateau comme lieu de vie. J’aime l’atmosphère des pontons tôt le matin. J’aime le son rassurant des clapotis de l’eau sur la coque. J’aime être dans les bras de la mer pour qu’elle me berce…
Alors bien sûr, à cause de ma patte folle et de la situation qui en découle, je n’ai pas eu l’occasion depuis quatre ans de mettre les pieds sur un pont. Et ça me manque. Oh oui, ça me manque. Et, putain de merde, si vous saviez combien ce manque fait mal…
Alors, en attendant que je ne sais qui fasse je ne sais quoi, je grappille de ci delà quelques moments par procuration.
Aussi, lorsque j’ai appris que les participants à la Istanbul Europa Race faisaient leur première escale à Nice aujourd’hui, je me suis dit que je ne pouvais laisser passer une occasion pareille. Qu’importe le handicape, qu’importe la douleur, il fallait que je les vois. Il fallait que je contemple de près ces bateaux de légende, ces machines à faire le tour de la planète.
En me rapprochant, j’aperçois maintenant les oriflammes qui pavoisent le long des haubans.
Les mâts dépassent largement le sommet des tentes du village d’arrivée qui m’empêche encore de pouvoir distinguer les bateaux. Soudain, des barrières et des vigiles me font craindre que l’accès au ponton soit réglementé. Mais non, je passe sans encombre et je m’avance entre deux stands encore fermés.
Plus que quelques mètres… Et au détour d’une tente, je les vois. Ils sont là. Devant moi, le cul collé au quai. J’ai leur cœur qui bat la chamade et des frissons qui me courent le long de l’échine… Le quai est pratiquement désert et j’en viens même à me demander si j’ai tout à fais le droit d’être ici. Apparemment oui, puisqu’un vieillard, confrère de canne à marcher, déambule sur le bord.
Je m’approche encore. J’ai réellement la chair de poule et je sens sur mon visage un large sourire qui s’affiche. J’en ai la bouche ouverte tellement je suis heureux. Ils sont là…
Bêtes de courses au repos venues de la lointaine Byzance. Nefs de technologie, tellement de fois admirées par la lucarne étroite de mon écran. Brillantes montures de résines et d’acier enfin… Là devant mes yeux. Je pourrais, si je le voulais, les toucher du bout de ma canne…
Je sors alors mon APN et je commence à mitrailler. J’essaye de fixer dans ma carte mémoire le maximum des merveilles qui s’offrent à moi.
Sur les coques brillantes, je déchiffre des noms prestigieux : 1876 (ex-Estrella) le bateau de l’espagnol Guillermo Altadill, vainqueur de l’étape. Paprec Virbac 2 du niçois Jean-Pierre Dick. Groupe Bel barré par Kito de Pavant. Véolia avec à son bord le souriant Roland Jourdain. Et enfin, last but not least, Foncia, vainqueur du Vendée-Globe 2009 avec le beaucoup moins souriant Michel Desjoyaux.
Tous ces bateaux sont des monstres. Non-pas par la taille, car après tout ils ne font que 18 mètres, mais ce sont des monstres de compromis. Compromis entre la performance et la robustesse. Entre l’habitabilité et la manœuvrabilité… Ces bateaux sont faits pour faire le tour du monde sans escale. Ils se doivent de mener leur skipper à bon port, vite certes, mais avant tout en sécurité.
Compromis également dans le design de leur forme. Une étrave élevée profilée pour trancher la vague comme des lames de rasoir. Un arrière généreusement ouvert et bas sur l’eau, pour stabiliser le portant… Ils sont beaux.
Eux auront le droit de monter à bord. En effet, les participants doivent régater amicalement devant l’entrée du port pour la joie des spectateurs, mais aussi pour le plaisir de quelques invités prestigieux. Je suis jaloux. Je les envie. Je suis sûr qu’ils n’apprécieront pas cette chance qui leur est offerte comme je l’apprécierai moi… Je sais, c’est mesquin. Mais c’est ainsi.
La régate « promène-couillons » ne va pas tarder à partir et déjà Paprec Vibrac sort du port. Sur 1876 on charge quelques voiles d’avant à l’aide de l’écoute de grand-voile pour les ranger dans la soute avant… Je souris, en pensant à celles que j’ai pu porter à dos d’homme… On est quand même à un autre niveau ici !
Ça-y-est, c’est le départ. Tour à tour les beaux bateaux quittent le quai pour se tirer la bourre dans la baie des anges. Et DCNS n’est toujours pas là… Moi, je me tâte un instant pour savoir si je vais avoir le courage de me rendre au bout de la jetée pour les regarder. C’est qu’elle est loin cette putain de jetée… Non, je commence vraiment à déguster. Il est temps que je rentre.
En bas de mon boulevard, à la faveur d’un changement de bus, je marche cependant jusqu’à la promenade des Anglais pour jeter un dernier regard à ces magnifiques voiliers. Je les distingue tirant des bords dans un mouchoir de poche.
J’imagine qu’il va rentrer directement au port, car demain il leur faudra à tous repartir en direction de Barcelone.
Une nuit pour reprendre des forces et refaire le plein de vivres. Pour moi aussi il est temps de rentrer chez moi pour faire le plein. J’ai faim et j’ai mal. Déjà dans le bus je pense à la manière dont je vais bien pouvoir vous raconter cette histoire… Je pense aux photos que j’ai prises. Je me demande si je vais arriver à vous faire comprendre combien j’ai adoré cette matinée. Quel bonheur fut le mien de voir « en vrai » ces merveilleux lévriers des mers.
Et alors que je m’apprête à finir ce texte, je me dis que peut-être vous aurez compris qu’un jour je ferais comme eux…
Oui, quand je serais grand, je ferais navigateur au long cours. Je ne sais ni comment ni quand, mais un jour je partirais faire mon tour du monde à moi. Un jour…