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samedi 23 août 2008

La forêt du Grand Tétras (3)

Aujourd’hui, on va attaquer les choses sérieuses ! Parce que, c’est bien beau de se balader en raquettes, de faire le mariole sur les places de chant et de faire fuir les oiseaux, mais il arrive bien un moment où il faut se mettre à bosser… Vous n’allez tout de même pas croire qu’on allait me payer des vacances dans le Jura pour mes beaux yeux (si-si !) tout de même ? Et vous auriez raison ! Le fait est que je ne passais pas tout mon temps sur mon étude. J’étais un employé de la réserve et, à ce titre, je participais à toutes ses activité : Que ce soient de la surveillance des impactes touristiques, comptage de chamois, comptage de touristes, inventaire floristique… Bref, mais journées étaient bien remplies et je ne comptais pas mes heures. Par ailleurs, j’avais comme mission annexe de peaufiner le travail réalisé lors de mon stage de formation. Ce travail consistait à réaliser un descriptif de la propriété forestière dans la zone de la réserve. C'est-à-dire de cerner au plus près les pratiques forestières, les types de propriétaires, etc… Pour ce faire, j’avais épluché le cadastre et analysé les données que celui-ci recèle. Vous seriez étonné de tout ce qui peut ressortir d’un tel fichier qui, au départ, sert à l’état pour asseoir l’impôt. C’est fascinant ! La continuité de cette étude était essentiellement de mettre au point un questionnaire destiné à tous les propriétaires, de le leur envoyer et d’analyser les réponses de manière statistiques. Pour affiner encore plus cette étude, j’organisais des interviews avec certains propriétaires, afin de cerner des notions difficiles à saisir sur un questionnaire papier. Des notions comme les relations affectives que les propriétaires de parcelles entretiennent avec leur bois par exemple. Du qualitatif rajouté au quantitatif. Je rencontrais également des acteurs de la vie publique, des maires, de fonctionnaires du ministère de l’agriculture, des écologistes, des éleveurs… Et c’est lors d’une de ces rencontres que me vînt l’idée première qui me permit de mettre au point ma méthodologie. Il s’agissait d’un représentant du programme Life Tétraonidés qui me parla des populations de tétras qui vivaient sur la troisième marche des plateaux jurassien, dans les forêts du Massacre et du Risoux. D’après son descriptif, les tétras y étaient nombreux et vivaient dans un type de forêt qui n’avait rien à voir avec celle que je rencontrais dans le territoire de la réserve ! Comment les populations d’une espèce pouvaient-elles adopter des comportements différents à quelques dizaines de kilomètres l’une de l’autres ? J’étais perplexe. Je pris conscience alors que la sous-population du Haut-Jura avait adopté un comportement particulier du fait des conditions particulières du milieu. Vous comprenez maintenant pourquoi je vous ai parlé de la géographie particulière du Jura dans l’épisode précédent ?
Donc, si je voulais décrire une pratique forestière cohérente avec mes tétras du Haut-Jura, il me fallait oublier tout ce que je pouvais avoir bien lu sur tous les autres tétras. Les miens, ils avaient une vie différente de leurs congénères, dans un milieu différent des autres.
J’avais découvert mon petit fil, et je n’avais plus qu’à le tirer doucement pour démêler ma pelote… Tous les travaux effectués par d’autres ne m’étaient d’aucune utilité… Il me fallait donc tout recommencer depuis le début : Décrire le milieu et ses spécificités, recenser les Tétras affiliés à ce milieu et voir si on pouvait en tirer des conclusions cohérentes.

Fort de cette compréhension soudaine, je m’attelais à la tâche. Qu’est-ce que j’avais comme matos pour pouvoir travailler ? J’avais le terrain et les rapports de présence de Tétras sur le territoire de la réserve. J’avais des fiche de descriptions du milieu propices aux Tétras, misent au point par les naturalistes du programme LFE. J’avais également en main les derniers travaux de deux ingénieurs Herbert et Reibero, sur la typologie des futaies jardinées et irrégulières que l’on rencontre sur les plateaux, les pentes et les sommets du Jura. J’avais toutes les pièces du puzzle, et comme dit l’autre : Y’avait plus qu’à !
A ce stade de mon histoire, je vous engage à relire mon article sur la futaie jardinée. Ca vous remettra en tête les caractéristiques de ce type de peuplement… Pour ceux qui ont la flemme, je vous en rappelle quand même le principe énoncé par notre maître à tous (les forestiers écolos), j’ai nommé le grand, l’immense JP Schutz : Futaie constituée d’arbres à houppiers non contigus, occupant tout l’espace vertical, dont la structure se maintien de façon analogue dans l’espace et le temps, sur une surface restreinte et où on pratique toujours le même genre d’intervention : Le jardinage… Le jardinage ou coupe jardinatoire étant une opération sylvicole réunissant en une même intervention les cinq critères suivants : Régénération, éducation et sélection, régularisation de structure, récolte, et interventions sanitaires et forcées. (Le régime du jardinage, Schutz, 1989).Herbert et Reibero avaient affiné encore plus la théorie en mettant en place une typologie descriptive spécifiquement rattachée au Jura… Cette typologie décrit sept types de milieux forestiers :
Typa A : Structures jardinées à matériel sur pied modéré, diamètre supérieur à 60 cm. Développement des tiges sans contraintes. Régénération abondante. Feuillus limités à 20%. Bonne répartition spatiales et géographique des tiges.
Type B : Structures jardinées riches à fort pourcentage de Gros Bois. Excédent de GB et déficit de PB et de BM. La faiblesse du nombre des perches et de la régénération est un indice de vieillissement. Diamètre d’exploitabilité généralement élevé.
Type C : Structures jardinées à faible matériel sur pied, résultant souvent de fortes coupes ou de chablis importants. Régénération surabondante, et bouquets denses de perches. Peuplements clairs.
Type D : Structures régularisées par excédents de Petits Bois. Peuplement jeune à volume sur pied modéré. Semis et perches en nombre suffisant. Structure souvent proche du type A, mais peu de GB, forte densité et nombre élevé de PB qui ne permettra pas le développement normal des catégories inférieures.
Type E : Structures régularisées par un excédent de Bois Moyens. Volume sur pied raisonnable. Nombre de PB et de perches correct. Régénération insuffisante. Type le plus répandu dans le Jura.
Type F : Structure régularisées et vieillies par excédent de GB. PB peu nombreux et dominés, à majorité de sapin. Régénération très déficitaire. Parfois peuplement à deux étages. Le volume à l’hectare étant un critère non caractéristique.
Type G : Peuplement à très faible matériel sur pied. Surface terrière inférieure à 10 m² et volume supérieur 100 m3/ha.

Vous êtes paumés ? Non mais, faut me le dire si vous-y comprenez quedalle… Bon, je vais expliquer un peu tout ça. En foresterie on distingue trois types de bois. Le Petit Bois (PB) c’est l’arbre qui est en dessous du diamètre d’exploitabilité défini par le milieu et l’essence. En générale, ça tourne autour de 42,5 cm. Le Bois Moyen (BM) c’est l’arbre immédiatement proche de ce diamètre et le Gros Bois (GB) c’est l’arbre qui le dépasse. Vu ? Une bonne futaie jardinée se caractérise par une répartition de ces diamètres selon une courbe exponentielle décroissante. C'est-à-dire que l’on doit avoir plus de PB que de BM et plus que de GB comme vous pouvez le voir sur la courbe ci-dessus.
La surface terrière, nous informe sur le degré d’occupation de la parcelle. Elle s’exprime en m²/ha et peut nous permettre de calculer le volume du peuplement à l’hectare qui lui s’exprime en m3/ha. En fait, la surface terrière est obtenue en additionnant la surface qu’occupe chaque tronc d’arbre à une hauteur donnée (1,50m) cela nous permet de définir l’aspect clairièré ou non de la parcelle. Confronté à la densité (nombre de tiges à l’hectare) et à la hauteur moyenne, la surface terrière nous permet également, via un abaque spécifique, de calculer le volume de l’arbre moyen (VAM) qui lui nous dira si la parcelle est productive ou pas…
Je sais… Ca a l’air hautement rébarbatif tous ces chiffres (d’ailleurs ça l’est, même pour moi), mais sachez que c’est avec ça que bosse le technicien forestier. Il a besoin de savoir tout ça pour arriver à « visualiser » sa forêt. Pour prévoir là où il faudra intervenir, quand il le faudra et surtout comment il le faudra. On est loin des données strictement naturalistes vous en conviendrez !
A l’analyse de cette typologie et à sa confrontation avec mes propres renseignements, j’eu bientôt la confirmation de la différence qu’il existait entre le Haut-Jura et le reste de la chaîne de montagne. Dans les forêts plus basses en altitude, les Coqs se trouvaient plus volontiers dans des futaies de type A. C'est-à-dire une forêt assez dense et riche. Alors que dans les zones de la réserve, c’était plutôt dans des milieux de type E, F et G. Des zones de prés-bois (*) avec un faible volume sur pied, et de vastes zones libres… En fait mes Tétras affectionnaient cette limite ou la forêt laisse place à l’herbe rase et aux champs de fleurs. Là où la végétation cède devant l’apprêté du climat avant que de disparaitre au profit des névés éternels… (Amis poètes, bonjour !)
Mon plan était désormais au point. Je n’avais plus qu’à parcourir les parcelles à Tétras, faire les relevés nécessaires à l’obtention des données citées ci-dessus, entrer tout ça dans des feuilles de calculs compliquées et heureusement informatisées (merci Excel !) et enfin je pourrais dire qu’elles étaient les forêts propices aux Tétras. Avec tous les chiffres qui vont bien pour satisfaire les gens de l’ONF et les syndicats forestiers de la région !
Il me fallut avant tout ça imaginer une feuille de relevés. C'est-à-dire un formulaire type, sur lequel inscrire toutes les données. Ensuite apprendre à mes collègues à s’en servir et comment récolter ces données… Comment on mesure la hauteur d’un arbre, son diamètre. Comment on estime le couvert forestier en pourcentage (à vue de pif, combien de pourcentage de ciel vous arrivez à voir en levant les yeux !) ce genre de choses… Pour la fiabilité de l’étude, il fallait que nous soyons tous « raccord », c'est-à-dire que nous remplissions de la même façon cette sacrée fiche ! Enfin, vînt le choix des zones à étudier. Une fois toutes ces choses faites, nous étions prêts.
Il faut que vous sachiez que lorsque vous avez 250 ha de forêt à recenser, à une altitude qui varie entre 1200 et 1475 m et une pente comprise entre 5 et 40%, vous n’allez pas réellement compter et mesurer tous les arbres. C’est impossible. Enfin, si c’est possible, mais je n’avais pas le temps. Donc il fallait avoir recours à la méthode statistique. J’ai divisé la surface à étudier en un quadrillage hectométrique, et à chaque intersection nous effectuions nos relevés dans un rayon de 10 m. Par extrapolation, cela permet ainsi d’avoir une cartographie complète de la zone. Cela nous prit deux semaines pour tout faire. Deux semaines de travail sur le terrain à avancer à la boussole dans des endroits parfois impénétrables (pas de GPS à l’époque !). A mesurer, compter estimer. A remplir ces fameuses fiches avec autant de soin qu’il est possible lorsqu’il pleut et que votre stylo est nase. A essayer de comprendre pourquoi vous vous retrouvez 100 m plus loin que ce qui est prévu sur la carte et de devoir tout recommencer depuis le début… Bref, ce furent des moments géniaux.
Nous travaillions surtout le matin tôt, avant les chaleurs estivales. Pendant cinq à six heures, nous déroulions notre topofil (**) et nous faisions notre description du milieu. Les rencontres avec la faune étaient courantes, nous croisions des chevreuils, des chamois, des renards… Et des Tétras bien sur ! Par deux fois je me fis surprendre par une envolée intempestive de ce satané volatile ! Je restais saisi, comme la première fois ou nous nous rencontrâmes…
Vers quatorze heures je rentrais chez moi pour prendre une douche avant de retourner au bureau pour rentrer les données de la journée dans l’ordinateur. Bref, comme je vous le disais, c’étaient des journées bien remplies. Mais, même si j’abattais gaillardement mes dix heures de boulots par jour, je m’en foutais royalement. Il est tellement plaisant et gratifiant de faire un travail qui vous plait. D’ailleurs était-ce vraiment un travail ? Pour certains esprits chagrins nous passions pour des dilettants, qui passaient leur temps à prendre l’air dans la montagne pour finalement pondre des règlements liberticides… Pour ma part, j’avais l’impression de faire œuvre utile. D’apporter ma modeste pierre à l’édifice de la protection de la nature, à la science et à ma propre expérience.

Allez ! Je vous laisse pour aujourd’hui. Je crois que vous en avez déjà assez bavé comme ça. Dans le prochain et dernier épisode, je vous parlerais des résultats que j’ai obtenus, et des conséquences qui en découlèrent…


(*) Le prés-bois est un terme suisse qui décrit un paysage particulier où se mêlent les pâtures et les bouquets d’arbres. On dit aussi pâturage boisé.
(**) Le topofil est un instrument de mesure de la distance qui se présente sous la forme d’un fil biodégradable relié à un compteur, que l’on déroule derrière soi.