
Donc, si je voulais décrire une pratique forestière cohérente avec mes tétras du Haut-Jura, il me fallait oublier tout ce que je pouvais avoir bien lu sur tous les autres tétras. Les miens, ils avaient une vie différente de leurs congénères, dans un milieu différent des autres.
J’avais découvert mon petit fil, et je n’avais plus qu’à le tirer doucement pour démêler ma pelote… Tous les travaux effectués par d’autres ne m’étaient d’aucune utilité… Il me fallait donc tout recommencer depuis le début : Décrire le milieu et ses spécificités, recenser les Tétras affiliés à ce milieu et voir si on pouvait en tirer des conclusions cohérentes.

A ce stade de mon histoire, je vous engage à relire mon article sur la futaie jardinée. Ca vous remettra en tête les caractéristiques de ce type de peuplement… Pour ceux qui ont la flemme, je vous en rappelle quand même le principe énoncé par notre maître à tous (les forestiers écolos), j’ai nommé le grand, l’immense JP Schutz : Futaie constituée d’arbres à houppiers non contigus, occupant tout l’espace vertical, dont la structure se maintien de façon analogue dans l’espace et le temps, sur une surface restreinte et où on pratique toujours le même genre d’intervention : Le jardinage… Le jardinage ou coupe jardinatoire étant une opération sylvicole réunissant en une même intervention les cinq critères suivants : Régénération, éducation et sélection, régularisation de structure, récolte, et interventions sanitaires et forcées. (Le régime du jardinage, Schutz, 1989).Herbert et Reibero avaient affiné encore plus la théorie en mettant en place une typologie descriptive spécifiquement rattachée au Jura… Cette typologie décrit sept types de milieux forestiers :
Typa A : Structures jardinées à matériel sur pied modéré, diamètre supérieur à 60 cm. Développement des tiges sans contraintes. Régénération abondante. Feuillus limités à 20%. Bonne répartition spatiales et géographique des tiges.
Type B : Structures jardinées riches à fort pourcentage de Gros Bois. Excédent de GB et déficit de PB et de BM. La faiblesse du nombre des perches et de la régénération est un indice de vieillissement. Diamètre d’exploitabilité généralement élevé.
Type C : Structures jardinées à faible matériel sur pied, résultant souvent de fortes coupes ou de chablis importants. Régénération surabondante, et bouquets denses de perches. Peuplements clairs.
Type D : Structures régularisées par excédents de Petits Bois. Peuplement jeune à volume sur pied modéré. Semis et perches en nombre suffisant. Structure souvent proche du type A, mais peu de GB, forte densité et nombre élevé de PB qui ne permettra pas le développement normal des catégories inférieures.
Type E : Structures régularisées par un excédent de Bois Moyens. Volume sur pied raisonnable. Nombre de PB et de perches correct. Régénération insuffisante. Type le plus répandu dans le Jura.
Type F : Structure régularisées et vieillies par excédent de GB. PB peu nombreux et dominés, à majorité de sapin. Régénération très déficitaire. Parfois peuplement à deux étages. Le volume à l’hectare étant un critère non caractéristique.
Type G : Peuplement à très faible matériel sur pied. Surface terrière inférieure à 10 m² et volume supérieur 100 m3/ha.

La surface terrière, nous informe sur le degré d’occupation de la parcelle. Elle s’exprime en m²/ha et peut nous permettre de calculer le volume du peuplement à l’hectare qui lui s’exprime en m3/ha. En fait, la surface terrière est obtenue en additionnant la surface qu’occupe chaque tronc d’arbre à une hauteur donnée (1,50m) cela nous permet de définir l’aspect clairièré ou non de la parcelle. Confronté à la densité (nombre de tiges à l’hectare) et à la hauteur moyenne, la surface terrière nous permet également, via un abaque spécifique, de calculer le volume de l’arbre moyen (VAM) qui lui nous dira si la parcelle est productive ou pas…
Je sais… Ca a l’air hautement rébarbatif tous ces chiffres (d’ailleurs ça l’est, même pour moi), mais sachez que c’est avec ça que bosse le technicien forestier. Il a besoin de savoir tout ça pour arriver à « visualiser » sa forêt. Pour prévoir là où il faudra intervenir, quand il le faudra et surtout comment il le faudra. On est loin des données strictement naturalistes vous en conviendrez !

Mon plan était désormais au point. Je n’avais plus qu’à parcourir les parcelles à Tétras, faire les relevés nécessaires à l’obtention des données citées ci-dessus, entrer tout ça dans des feuilles de calculs compliquées et heureusement informatisées (merci Excel !) et enfin je pourrais dire qu’elles étaient les forêts propices aux Tétras. Avec tous les chiffres qui vont bien pour satisfaire les gens de l’ONF et les syndicats forestiers de la région !
Il me fallut avant tout ça imaginer une feuille de relevés. C'est-à-dire un formulaire type, sur lequel inscrire toutes les données. Ensuite apprendre à mes collègues à s’en servir et comment récolter ces données… Comment on mesure la hauteur d’un arbre, son diamètre. Comment on estime le couvert forestier en pourcentage (à vue de pif, combien de pourcentage de ciel vous arrivez à voir en levant les yeux !) ce genre de choses… Pour la fiabilité de l’étude, il fallait que nous soyons tous « raccord », c'est-à-dire que nous remplissions de la même façon cette sacrée fiche ! Enfin, vînt le choix des zones à étudier. Une fois toutes ces choses faites, nous étions prêts.
Il faut que vous sachiez que lorsque vous avez 250 ha de forêt à recenser, à une altitude qui varie entre 1200 et 1475 m et une pente comprise entre 5 et 40%, vous n’allez pas réellement compter et mesurer tous les arbres. C’est impossible. Enfin, si c’est possible, mais je n’avais pas le temps. Donc il fallait avoir recours à la méthode statistique. J’ai divisé la surface à étudier en un quadrillage hectométrique, et à chaque intersection nous effectuions nos relevés dans un rayon de 10 m. Par extrapolation, cela permet ainsi d’avoir une cartographie complète de la zone. Cela nous prit deux semaines pour tout faire. Deux semaines de travail sur le terrain à avancer à la boussole dans des endroits parfois impénétrables (pas de GPS à l’époque !). A mesurer, compter estimer. A remplir ces fameuses fiches avec autant de soin qu’il est possible lorsqu’il pleut et que votre stylo est nase. A essayer de comprendre pourquoi vous vous retrouvez 100 m plus loin que ce qui est prévu sur la carte et de devoir tout recommencer depuis le début… Bref, ce furent des moments géniaux.
Vers quatorze heures je rentrais chez moi pour prendre une douche avant de retourner au bureau pour rentrer les données de la journée dans l’ordinateur. Bref, comme je vous le disais, c’étaient des journées bien remplies. Mais, même si j’abattais gaillardement mes dix heures de boulots par jour, je m’en foutais royalement. Il est tellement plaisant et gratifiant de faire un travail qui vous plait. D’ailleurs était-ce vraiment un travail ? Pour certains esprits chagrins nous passions pour des dilettants, qui passaient leur temps à prendre l’air dans la montagne pour finalement pondre des règlements liberticides… Pour ma part, j’avais l’impression de faire œuvre utile. D’apporter ma modeste pierre à l’édifice de la protection de la nature, à la science et à ma propre expérience.
Allez ! Je vous laisse pour aujourd’hui. Je crois que vous en avez déjà assez bavé comme ça. Dans le prochain et dernier épisode, je vous parlerais des résultats que j’ai obtenus, et des conséquences qui en découlèrent…
(*) Le prés-bois est un terme suisse qui décrit un paysage particulier où se mêlent les pâtures et les bouquets d’arbres. On dit aussi pâturage boisé.
(**) Le topofil est un instrument de mesure de la distance qui se présente sous la forme d’un fil biodégradable relié à un compteur, que l’on déroule derrière soi.